Hsakapaj a rejoint le Père



Dimanche matin au centre Joseph Quintard, c’est grasse mat’: lever 6h. Mais cette fois, pas de bol, Kupopaj me tire de mon lit, Disoopaj, chef chrétien de Tokohoki est arrivé de bonne heure… 

Il a passé la nuit à l’hôpital et son beau-père, Hsakapaj, un des premiers convertis de la zone, figure chrétienne du coin, s’est éteint quelques heures auparavant, entouré de tous les siens. Il avait 75 ans et souffrait d’un cancer de l’estomac depuis longtemps ; c’est donc peiné mais non surpris que je lui présente mes condoléances et m’enquiert des détails liés aux obsèques. S’ensuit une longue série d’explications confuses, de non-dits et de coups d’œil discrets à l’intention de Kupopaj dont il espère un soutien, le tout en karen, à 5h30 du matin. Pas encore d’humeur pour les subtilités je tente une résolution directe de l’apparent problème, espérant pouvoir émerger tranquillement de ma nuit avant le lever général : enterrement demain au village, église 9h et on enchaine au cimetière (le milieu de la forêt, à une demi-heure à pieds sans aucun chemin, en saison des pluies ça promet). Au silence désapprobateur qui accueille cette solution je comprends qu’il va falloir m’adapter au mode de communication local ; la recette est simple mais contraignante tant elle demande de réprimer toute manifestation de spontanéité: armez-vous de patience ; laissez les discuter entre eux, en émettant un son proche du mmm/ euhhh (ton descendant) chaque fois qu’ils sollicitent votre consentement, prenez un air à la fois paisible et plein d’attention, puis dites que vous avez besoin de réfléchir, demandez l’avis d’un karen de confiance, Kupopaj fait très bien l’affaire, et tâchez de comprendre ce qui se cache derrière tout ça. 
Le cas paraissait simple : catholique ainsi que toute sa famille, belle messe en perspective, le village a une église et un cimetière, le tout à seulement une de route encore accessible en voiture. Kupopaj m’annonce pourtant qu’ils veulent l’incinérer, ça se passe au temple bouddhiste et les cendres sont dispersées. Allez comprendre… Nous reprenons donc notre place au milieu du petit conseil qui s’est formé, plusieurs personnes de la famille nous ont rejoint, et là mon tempérament reprend le dessus : « si vous voulez l’enterrer chez les bouddhistes c’est votre problème mais alors pourquoi me demander de lui faire des obsèques chrétiennes ? » 
Il y a une plante qui pousse abondamment devant ma maison, la Naujmihkai, il suffit de l’effleurer pour qu’elle se referme totalement sur elle-même. Mêmes causes, mêmes effets. Je suis désormais face à un mur et la gêne que je percevais tout à l’heure semble s’être mutée en agacement devant ce pado kolawa qui a des oreilles mais n’entend pas, des yeux mais ne voit pas... Un pas en avant, trois pas en arrière, sourire-joker auquel j’ajoute : nous ferons pour Hsakapaj tout ce qu’il souhaite de là où il nous regarde… S’étant fait une raison de mon aveuglement, ils finissent par m’expliquer que Hsakapaj étant mort en dehors du village, il ne peut y retourner, le risque étant que son esprit ne revienne hanter le village. 
Il est vrai que les croyances animistes sont encore fortes dans le secteur mais cela me surprend quand même car la quasi-totalité du village est catholique et de plus le cimetière se trouve à l’extérieur, le corps n’aura donc pas besoin de passer à proximité des maisons. Mais ils sont inflexibles. Mystère car ils n’ont pas l’air enthousiastes à l’idée de le brûler : traditionnellement les karens, animistes ou chrétiens enterrent leurs morts ; l’incinération vient des thaïs par le bouddhisme. 
La journée s’est donc passée en longs coups de téléphone et discussions pour chercher des solutions alternatives : l’enterrer dans un cimetière catholique de la région ? Ils n’en veulent pas. L’enterrer au centre et ouvrir un cimetière sur un terrain que nous venons d’acheter ? Risqué car au moindre problème les parents et voisins mettrons ça sur le compte du défunt. Le brûler et rapporter les os au cimetière du village? C’est là que tout s’explique ! Il aura fallu de longues heures, il aurait suffi de me le dire simplement, mais c’est aussi ce qui nous fait aimer les karens, il y a dans ces non-dit un mélange de pudeur et de mystère dans lequel on ne rentre qu’après une lente maturation : ils me répondent que non, même les os ne peuvent rentrer, car en réalité ce sont les villages bouddhistes et animistes que l’on va traverser qui refusent de laisser passer ne seraient-ce que les cendres… Les catholiques (de ce village) n’ont pas vraiment de problème avec le retour du corps mais si après le passage du cortège funéraire arrive un accident, une maladie, un quelconque malheur dans l’un des villages traversés, les pauvres catholiques de Tokohoki deviendront les boucs émissaires du moment. Aux réponses des pères Nicolas, Alain et Ya je découvre que le problème est ancien et que des solutions de compromis ont dues être trouvées. Je propose de l’incinérer et d’enterrer les cendres près de chez nous en faisant une sépulture sans prévenir les élèves. 
Mais finalement much a do about nothing, puisque Disoopaj m’appelle le soir pour me dire que finalement ils se sont arrangés avec les bouddhistes et que le corps pourra traverser les villages sensibles. Il faut croire qu’il y a des arguments qui peuvent venir à bout de croyances millénaires. Lesquels ? Encore mystère...
Le lendemain, riche de ces nouvelles connaissances je fais route avec la dépouille et la famille vers le village. Nous l’enterrons dans la forêt avant d’arriver, je ne pose plus de question. Avant de le mettre en terre, un ancien, apparemment pas chrétien, garde les yeux du défunt ouverts pendant que les frères et sœurs lui versent de l’eau et des pétales sur le visage. Il est au fond de la fosse, le vieux fait un trou à la machette dans le cercueil (?), je béni et jette une poignée de terre, tout le monde suit, de la terre, encore de la terre, un ours en peluche (??), de la terre, des habits, des gâteaux d’apéro (???), le tout recouvert, Dieu merci, de terre.
La croix est enfoncée, des chapelets, de l’eau bénite, des fleurs, puis nouvelle surprise : le chef chrétien prend une gamelle en plastique, y fait un autre trou à la machette et la dépose au pied de la croix, y sont ajoutées des bouteilles de soda et d’alcool de riz, le tout sur fond de je vous salue Marie. Je tente après coup une question sur le sens de ces gestes, ce à quoi Disoopaj me répond, inhabituellement pressé, qu’il est temps de prendre une photo... 
Bref, pour le moment j’abdique, on file au village, belle messe, bon repas, retour compliqué dans la boue, je laisse décanter et tâcherai d’en savoir plus auprès des spécialistes qui me donneront probablement chacun une version différente.

Vivent les karens, vive  la mission et surtout vive la joie quand même !
Montagne Karen pendant la saison des pluies